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Revista de Bioética y Derecho

versión On-line ISSN 1886-5887

Rev. Bioética y Derecho  no.55 Barcelona  2022  Epub 20-Ene-2023

https://dx.doi.org/10.1344/rbd2022.55.38048 

SECCIÓN GENERAL

La relation thérapeutique comme chemin de reconnaissance: une lecture éthico-médicale du Parcours de la reconnaissance de Paul Ricoeur

The therapeutic relationship as a path to recognition: An ethical-medical reading of The Course of Recognition of Paul Ricoeur

La relación terapéutica como camino de reconocimiento: una lectura ético-médica de Caminos del reconocimiento de Paul Ricoeur

La relació terapèutica com a camí de reconeixement: una lectura ètic-mèdica de Camins del reconeixement de Paul Ricoeur

Eric Tambou-Kamgue* 

1Docteur en Philosophie. Enseignant à l' École Normale Supérieure de Bertoua (Cameroun)

Résumé

L'intérêt de Ricoeur pour les questions de bioéthique n'est plus à démontrer. L'objectif de cet article est de procéder, à partir des intuitions ricœuriennes sur la reconnaissance, à une herméneutique de la relation de soin en montrant que celle-ci peut être comprise également comme un Parcours de la reconnaissance que l'on se situe du côté soignant ou de celui du patient. La reconnaissance déchaine ce mouvement dans lequel soignant et patient assument le défi du vivre ensemble dans le respect de l'autonomie de l'autre.

Mots clés: soignant; patient; reconnaissance; soin; herméneutique; bioéthique

Abstract

Ricoeur's interest in bioethical issues is well established. The purpose of this article is to proceed, from ricœurian intuitions on recognition, to a hermeneutics of the care relationship by showing that this can also be understood as a journey of recognition that one places oneself on the caregiver side or patient side. Recognition unleashes this movement in which caregiver and patient take on the challenge of living together while respecting each other's autonomy.

Keywords: caregiver; patient; recognition; care; hermeneutics; bioethics

Resumen

El interés de Ricoeur por las cuestiones bioéticas está bien establecido. El objetivo de este artículo es pasar de las intuiciones de Ricoeur sobre el reconocimiento, a una hermenéutica de la relación de cuidado, mostrando que ésta también puede ser entendida como un camino de reconocimiento, poniéndonos del lado del cuidador o del lado del paciente. El reconocimiento desencadena este movimiento en el que cuidador y paciente asumen el desafío de vivir juntos, respetando la autonomía del otro.

Palabras clave: cuidador; paciente; reconocimiento; cuidado; hermenéutica; bioética

Resum

L'interès de Ricoeur per les qüestions bioètiques està ben establert. L'objectiu d'aquest article és passar de les intuïcions de Ricoeur sobre el reconeixement, a una hermenèutica de la relació de cura, mostrant que aquesta també pot ser entesa com un camí de reconeixement, posant-nos del costat del cuidador o del costat del pacient. El reconeixement desencadena aquest moviment en el qual cuidador i pacient assumeixen el desafiament de viure junts, respectant l'autonomia de l'altre.

Paraules clau: cuidador; pacient; reconeixement; compte; hermenèutica; bioètica

1. Présentation

L'intérêt de Ricoeur pour les questions d'éthique médicale ou de bioéthique n'est plus à démontrer; ses multiples réflexions le montrent à suffisance. Dans ce travail, nous voulons partir d'un ouvrage qui n'aborde nullement les questions de santé et de soin pour mener une réflexion sur une problématique importante en éthique médicale: la relation patient-soignant. Le souci majeur est de mettre en exergue l'usage pratique, voire opérationnel, de la pensée de Ricoeur dans le domaine de la pratique médicale.

Dans le Parcours de la reconnaissance, Ricœur pense que la catégorie de la reconnaissance est présente non seulement dans la théorie philosophique, mais également tout au long de l'histoire de l'être humain dans ses pratiques les plus fondamentales. Il soutient l'idée selon laquelle les usages philosophiques du verbe "reconnaître ", permettent d'être reliés suivant une trajectoire qui est dérivée de sa grammaire. Cette trajectoire transite de la voix active à la voix passive. Ainsi, la reconnaissance n'est pas seulement cette voix active du verbe qui renvoie au sujet actif de l'action (reconnaître quelque chose). Mais, elle renvoie également à la voix passive: ce qui signifie que la reconnaissance porte en elle-même la nécessité d'être reconnue. Ricoeur pose les jalons d'une philosophie de la reconnaissance à travers un parcours en trois étapes: la reconnaissance-identification, la reconnaissance-attestation et la reconnaissance mutuelle. Ce parcours lui permet de passer " d'une simple dimension cognitive à une dimension éminemment éthique de la notion de reconnaissance " (Villela-Petit, 2005:158). En tant qu'identification, la reconnaissance est une action de pensée qui nous permet de faire la distinction entre une chose et une personne. À ce niveau, reconnaître c'est reconnaître par la mémoire à travers des signes distinctifs. La seconde étape du parcours, renvoie au fait de se reconnaître soi-même et d'être reconnu comme agissant et souffrant. On peut aussi parler de l'attestation de soi, un soi ouvert à l'altérité. Et enfin la dernière étape, la reconnaissance mutuelle, renvoie au témoignage de la gratitude. L'objectif de cet article est de procéder, à partir de ces intuitions ricœuriennes, à une herméneutique de la relation de soin en montrant que celle-ci peut être comprise également comme un Parcours de la reconnaissance que l'on se situe du côté soignant ou de celui du patient. En effet, la reconnaissance déchaine ce mouvement dans lequel soignant et patient assument (parfois difficilement) le défi du vivre ensemble dans le respect de l'autonomie de l'autre. Pour ce faire, nous suivrons les étapes du parcours tels que défini par Ricoeur en établissant au fur et à mesure le lien avec la relation de soin.

2. La reconnaissance-identification: se reconnaî tre patient/soignant

La première étape de la reconnaissance chez Ricoeur est l'identification. Son point de départ est la pensée de Descartes. Pour ce dernier, la notion d'identification signifie distinguer. Distinguer une chose, une personne c'est l'identifier. Pour Descartes, écrit Ricœur (2005:67), " identifier est inséparable de distinguer, c'est-à-dire séparer le même de l'autre, mettre fin à la confusion jointe à l'obscurité ". La théorie de la reconnaissance dans son sens classique, telle qu'elle nous vient de Descartes et de Kant, développe l'idée de la reconnaissance assujettie à la sphère de la subjectivité humaine. La reconnaissance apparaît comme une action supplémentaire du sujet qui, dans la recherche de la connaissance, exerce sa rationalité et son jugement sur les choses. Le mouvement est unilatéral. Il est dans la seule direction de l'action du sujet: c'est le sujet qui reconnaît. Pour Descartes, c'est le sujet qui distingue; c'est lui qui peut, à partir de la théorie du jugement, séparer le vrai du faux. On retrouve chez Descartes, souligne Ricoeur (2005), la tentative d'élaborer une théorie philosophique de la reconnaissance qui accorde toute sa place à l'expérience de la méprise. À travers le doute, le sujet arrive à l'évidence, au vrai.

Toutefois, Ricœur se refuse de bâtir une philosophie de la reconnaissance à partir de Descartes car il " ne suffit pas que s'esquisse a parte subjecti une distance de doute et d'inquiétude pour donner consistance à la distinction entre connaissance et reconnaissance. [...], c'est principalement a parte objecti que le reconnaître fait valoir ses titres " (Ricœur, 2005:66). En effet, souligne Greisch (2006:157), le sujet cartésien qui est en proie au doute, " ne découvre la nécessité de distinguer les opérations de la connaissance et de la reconnaissance que si la méprise n'a pas sa source dans une simple hésitation subjective, mais qu'elle revêt une force objective ". C'est à partir de la méconnaissance que la reconnaissance acquiert son autonomie.

Après ce passage cartésien, Ricœur se tourne vers Kant et sa théorie du jugement pour qui, reconnaître c'est aussi distinguer mais dans le sens de relier ou mettre en relation. Pour Kant, souligne Ricœur (2005:67), " identifier c'est relier ". Il y a chez Kant, poursuit-il, une fonction de connexion, de liaison, de synthèse entre la sensibilité et l'entendement. Dans l'acte fondamental du jugement, se produit la connaissance médiate de l'objet à travers sa représentation comme intuition et comme concept. Juger c'est subsumer les intuitions sensibles sous un concept (Ricœur, 2005:75). La conscience se reconnaît dans la production de cette unité que constitue le concept d'un objet. Connaitre c'est mettre en relation, identifier le ''je'' avec ses objets. En effet, " l'unité de la conscience se [produit] dans le concept pour s'y reconnaître elle-même " (Ricœur, 2005:81). Connaître et reconnaître se formulent comme devoirs dans lesquels la conscience fait siens les objets. Identifier assume le sens de reconnaître. Sans la critique de la subjectivité kantienne, la reconnaissance s’entend comme la capacité de la conscience à identifier ses objets. À ce niveau, représentation et reconnaissance ne sont pas un accident.

Cependant, la ruine de la représentation va se faire au nom d'une philosophie de l'être-au-monde pour qui importe " la variété des modes d'être auxquels ressortissent les choses du monde " (Ricœur, 2005:106). C'est le changement qui donne lieu à des opérations de reconnaissance. Le détour par la phénoménologie amène Ricœur à faire une distinction entre la reconnaissance des personnes et celle des objets. Reconnaître les choses c'est " les identifier par les traits génériques ou spécifiques " (Ricœur, 2005:111) même s'il arrive que certaines choses se fassent reconnaître à cause de leur personnalité: ce qui nous situe dans un rapport de confiance et de complicité avec elles. Les personnes, de leur côté, se font reconnaître " à leurs traits distinctifs " (Ricœur, 2005:111) de manière simple. C'est sur cet aspect que nous voulons nous arrêter pour le premier parcours d'une herméneutique de la relation de soin.

Selon Ricœur (2005), les personnes se reconnaissent " à leurs traits distinctifs ". En effet, dans la relation de soin, le soignant1 s'identifie d'abord à partir de sa formation. Il a reçu une formation qualifiante en soins2 qui le distingue du mécanicien, du menuisier, du policier, de l'ingénieur, du pilote etc. Le diplôme reçu à la fin de sa formation légitime dans une certaine mesure sa maîtrise de la pratique médicale. Parmi les autres signes distinctifs du soignant, on peut noter que dans les établissements de santé, il est généralement debout, vêtu en blouse de couleur blanche ou bleu ou même rose. Il est toujours actif et présent de façon interminable. Les uns ont des dossiers médicaux des patients en mains et vont de salle en salle. Les autres sont entrain de consulter ou offrir les soins aux malades. De manière générale, le soignant se reconnaît par sa tenue vestimentaire à l'hôpital. Il est l'homme agissant. Dans la relation de soin, le soignant c'est le soi. À travers cette tenue, il est visible et reconnaissable pour lui-même, pour chaque patient ainsi que chaque professionnel de santé.

Le patient, quant à lui, se reconnaît à partir de la souffrance et de la douleur. Il est l'homme souffrant. Lorsque la douleur est intense et les symptômes visibles, l'être humain se rend compte que quelque chose ne va pas. Il a mal et il est mal. Les signes d'une maladie se reconnaissent à partir de l'identification par un jugement subjectif d'un changement de son état psychosomatique. L'identification se trouve au cœur de l'identité personnelle; elle fonctionne comme opérateur de différenciation. Le risque à ce niveau est souvent la confusion qui est faite par la personne sur la signification des signes et symptômes des maladies. C'est pour cela qu'elle fait recours au soignant pour être reconnu comme malade. Se reconnaître malade c'est l'acte initiateur d'une relation thérapeutique. En effet, au niveau de la reconnaissance-identification, " le patient se [fait] ''une représentation profane de la maladie'' à travers ses manifestations symptomatiques (et notamment la douleur), le sentiment de ''mal-être'' et les limitations fonctionnelles qu'elle impose " (Le Pen, 2009:259-260). Avant d'être un évènement visible ou socialisé, être malade renvoie d'abord à un ressenti. Le mouvement du patient vers le soignant est la traduction même de l'existence de la médecine car comme le note Canguilhem (1966:156), c'est parce que " les hommes se sentent malades qu'il y a une médecine " et par ricochet les médecins, les infirmiers etc. Ce n'est qu'ensuite " que les hommes, parce qu'il y a une médecine, savent en quoi ils sont malades ". La maladie est avant tout une expérience qui se produit dans l'intimité de l'homme et c'est seulement après qu'elle peut être thématisée scientifiquement et manipulée techniquement.

En disant par exemple " j'ai mal ", j'atteste de l'existence d'un fait sensible. Dans la relation de soin, le malade c'est l'autre soi, l'autre souffrant. C'est parce qu'il se sent mal que l'autre soi cherche l'aide du soi. Il reconnaît en lui les signes de la maladie, mais ne sait pas de quelle maladie il souffre. La maladie se présente ainsi comme la raison de la relation de soin c'est-à-dire le motif pour lequel le soigné et le soignant se mettent en relation. En tant que motif de la relation de soin, elle constitue l'objet de la médecine (Folscheid et Wunenburger, 1997). Il s'agira pour la médecine de rechercher les causes, de découvrir les noms des maladies et de rechercher les méthodes de diagnostics et les traitements appropriés. Ainsi, c'est dans le but de se faire soigner que le patient va à la rencontre du soignant (être savant) pour l'authentification ou l'identification de sa douleur et de son mal.

3. La reconnaissance-attestation: E tre reconnu comme patient/soignant

La deuxième étape du parcours est un prolongement de la réflexion commencée dans Soi-même comme un autre. Elle met la reconnaissance au cœur de la question de l'ipséité. C'est à partir de l'Odyssée que la question de la reconnaissance de soi-même débute. Depuis les Grecs, souligne Ricœur, il se profile la notion de " reconnaissance-responsabilité ", de la responsabilité dans l'action. Les héros homériques sont des " centres de décision " et de délibération qui doivent faire face aux problèmes de l'intention, de la liberté ou du mal. Le retour d'Ulysse à Ithaque est une récapitulation des étapes de la reconnaissance de façon graduelle par autrui. La reconnaissance d'Ulysse passe à travers la reconnaissance communautaire, amicale, filiale et conjugale. Ricœur garde de cette fable de la reconnaissance d'Ulysse, " les formules verbales, le rôle des marques de la reconnaissance, et celui du déguisement " (Ricoeur, 2005:126). Des personnages grecs, Ricœur retient qu'en plus d'être des " centres de décision " et capables de se " reconnaître comme responsables ", ils sont également " capables d'une reconnaissance qui passe par autrui, mais qu'on ne peut pas dire encore mutuelle " (Ricœur, 2005:129). Avec la tragédie d'Œdipe à Cologne, être reconnu ou se faire reconnaître au plan de la reconnaissance responsabilité va signifier assumer les actes passés inclus ceux non intentionnels. La reconnaissance consiste à évaluer ses actes à partir d'une rétrospection; c'est une manière d'assumer la douleur. L'homme souffrant " demeure l'auteur de cette action intime, qui consiste à évaluer ses actes, singulièrement dans la condition de rétrospection " (Ricœur, 2005:131). Il s'agit ici du " même homme souffrant qui se reconnaît agissant " (Ricœur, 2005:135). S'il est enduré de façon responsable, le malheur peut devenir une dimension de l'agir humain.

Avec Aristote, le sujet se reconnaît soi-même dans la sagesse pratique qui déroge sa décision intentionnelle vers la règle morale. Il s'agit d'un sujet réflexif qui reconnaît sa responsabilité. La pensée des Modernes (Descartes, Locke, Kant) se démarque de celle des Grecs au " plan de la conscience réflexive de soi-même impliquée dans cette reconnaissance " (Ricœur, 2005:149). Ricœur reconnaît tout de même que les Modernes négligent l'adéquation thématisation de l'action réflexive dans la ligne tracée par Aristote. Pour résoudre le problème, il propose un examen des capacités qui enrichit la notion de reconnaissance de soi en remplaçant l'accent mis sur l'identification par celui de la déclaration d'une capacité car les capacités " dessinent le portait de l'homme capable " (Ricœur, 2005:151). Ricœur établit un lien intermédiaire entre reconnaissance-identification et reconnaissance mutuelle. La reconnaissance de soi-même devient auto affirmation de ses propres capacités qui se réalisent en référence à l'autre sur la base d'un échange. Il ne s'agit pas ici d'un solipsisme. Si l'attestation se comprend comme confiance en soi, le soi ne peut cependant pas se montrer ou démontrer cette confiance en soi. Il a donc nécessairement besoin de l'autre pour exprimer ce qu'il est. Reconnaissance de soi-même renvoie à l'idée d'attestation, qui est " le mode épistémique des assertions ressortissant au registre des capacités " (Ricœur, 2005:126). Ricœur soutient ainsi l'idée d'une parenté existante entre attestation et reconnaissance de soi dans la ligne de la reconnaissance responsabilité. En me reconnaissant auteur de tel acte, j'atteste que je suis capable de manière implicite. La reconnaissance de soi-même est ainsi " la reconnaissance-attestation " (Ricœur, 2005:154). L'attestation prend ici la forme d'un témoignage devant l'autre car c'est la reconnaissance de l'autre qui nous légitime.

Ricœur finit ce second parcours en s'arrêtant sur des capacités nouvelles dans lesquelles la reconnaissance de soi-même atteint son plus haut point: il s'agit de la mémoire et de la promesse. Par la mémoire, Ricœur montre comment rencontrer c'est reconnaître et reconnaître c'est éprouver la rencontre. L'expérience de la mémoire est indispensable pour la constitution de soi.

La mémoire est rétrospective, tourner vers le passé: c'est l'identité-idem. Avec la promesse, précise Ricœur, il s'exprime une capacité qui implique toutes les autres car elle contient la volonté de se maintenir dans son identité propre, comme une forme de dimension fiduciaire. La promesse est prospective et " se révèle le paradigme de l'ipséité, du maintien du soi. [...]. La relation à autrui, essentielle à la constitution de l'identité personnelle, apparaît ainsi en plein jour avec la promesse " (Ricœur, 2005:162).

Dans la première étape du parcours qu'on a qualifié de reconnaissance-identification, le patient s'identifie à sa maladie à travers les paroles telles que " Je me sens mal ", " J'ai mal ", " Je suis malade ". Dans la reconnaissance-attestation, le malade est reconnu comme malade par le soignant. On passe ainsi du " Je me sens mal " à un " Vous êtes atteint de telle maladie ". Le soignant reconnaît le malade comme malade à partir des faits empiriques de la maladie (les symptômes, la douleur). Il se fie également au récit du malade, à son jugement et à son ressenti. C'est un peu le cas d'Ulysse qui se fait reconnaître à partir de son récit. Le récit et le ressenti du malade permettent au soignant de procéder à un examen plus approfondi afin d'objectiver le mal et de reconnaître la personne comme étant atteinte de telle maladie. L'identification de la maladie par le soignant peut se présenter comme une découverte brutale pour le malade: c'est le cas avec des maladies graves ou incurables. Il arrive que le malade ne se reconnaisse pas dans les traductions du mal qu'il a lui-même décrit. Grâce au soignant, il connaît sa maladie et peut la nommer. La reconnaissance renvoie à ce niveau au fait d'attester ce qui est, d'identifier dans le présent les signes du passé et de l'expérience.

Quand la maladie est nommée, cela signifie qu'elle a une existence scientifiquement reconnue et qu'il y a pour lutter contre elle un protocole de soins dont la personne pourra bénéficier. Cela fait de la personne malade un autre auquel le soignant doit s'intéresser. Ce qui signifie qu'on peut se sentir malade sans être reconnu malade. Être reconnu malade signifie qu'à travers les récits, les signes, le ressenti, le soignant a reconnu l'existence et l'identité d'une maladie. À chaque maladie, on endosse un projet thérapeutique. Être reconnu malade est également une sorte de reconnaissance sociale dans la mesure où la personne pourra bénéficier des congés maladies et les dépenses en matière de santé remboursées par son assurance. Sur le plan social, il est reconnu comme sujet de droit malgré la diminution de ses capacités. Être reconnu comme malade par le soignant amène la société à donner à la personne " une place, un rôle de malade " (Haxaire, 2009:19). À ce niveau, la maladie devient un phénomène social. Toutefois, être reconnu malade demeure toujours un combat relationnel, médical, social et économique.

De son côté, pour que le soignant soit reconnu comme tel, il faut que le malade accepte de le suivre sur le chemin thérapeutique qu'il va lui proposer. Il faut de la part du malade une bonne dose de confiance à l'égard de son soignant. Si par le diplôme et son inscription au Conseil de l'Ordre3 le soignant s'identifie comme soignant, se reconnaître comme soignant ou être reconnu comme tel passe par le témoignage fait par le malade de sa qualité soignante. Généralement, lorsque le malade choisit d'aller rencontrer le soignant, ce mouvement est déjà reconnaissance-attestation de celui-ci. La reconnaissance du soignant l'engage dans une relation contractuelle.

Ayant reconnu le malade comme tel, le soignant reconnaît et engage sa responsabilité en acceptant de devoir répondre aux manquements du patient. Ce n'est qu'ainsi que le patient lui accorde sa confiance. Le malade le reconnaît comme quelqu'un de fiable. La confiance se présente comme un impératif catégorique à toute relation. Elle est le ferment de la rencontre singulière. En effet, écrit Benaroyo (2005:61-62),

[faire] confiance [pour un patient] c'est se placer dans un état [...] d'espérance à l'égard de son soignant, c'est accepter d'être vulnérable et accepter que la personne à laquelle la confiance est accordée peut exercer un pouvoir sur soi pour notre propre bien. Pour le soignant, instaurer un climat de confiance consiste à manifester au malade sa présence et son intention de répondre à l'espérance placée en lui en mettant en œuvre tous les moyens possibles pour réaliser le bien de ce dernier, sans exercer des pouvoirs à son détriment. [Faire confiance] c'est ouvrir un espace de rencontre et de promesse qui repose sur le sentiment de l'expérience d'une humanité partagée.

En reconnaissant le soignant, le patient accepte de suivre le traitement qui lui sera proposé. C'est en reconnaissant son soignant comme celui qui est capable de le soigner, que le patient lui manifeste sa confiance. Il devient patient pour le soignant et le soignant devient soignant pour lui.

Être reconnu est pour le soignant recevoir l'assurance plénière de son identité de soignant grâce à la reconnaissance de ses capacités. C'est en cela que chez Ricœur, l'altérité est constituée de l'ipséité. En répondant de l'appel de l'autre souffrant, le soignant témoigne de sa capacité de soi. En reconnaissant le soigné, le soignant s'engage de pouvoir répondre de ses actes. La reconnaissance du malade trouve son point culminant dans la promesse tacite. Le malade s'engage à suivre le soignant, et le soignant s'engage à soigner le malade. Dans la promesse, il y a l'engagement envers l'autre mais également engagement envers soi. C'est sur cet engagement que se greffe le caractère d'ipséité de la promesse. Dans la relation de soin, la confiance suppose toujours une confiance en soi, en ses capacités et se greffe à la promesse. À travers la promesse, soignant et patient s'attestent mutuellement et engagent leur confiance. En effet, " faire confiance, c'est s'en remettre à un être ou une entité qui nous paraît être fiable " (Assayag, 2016:170). C'est parce que le soignant paraît fiable pour le patient que ce dernier lui fait part de sa souffrance. C'est sur la base de cette confiance que soignant et patient scellent le pacte de soins. En acceptant chacun de respecter son engagement, patient et soignant font ainsi du pacte de soins " une sorte d'alliance scellée entre deux personnes contre l'ennemi commun, la maladie " (Ricœur, 1996:23). À travers cette alliance thérapeutique, soignant et patient s'accueillent mutuellement comme des êtres limités dans leurs capacités et aussi dans leurs connaissances. Cette promesse tacite rend possible un futur, celui d'une relation réciproque et d'une reconnaissance mutuelle.

4. La reconnaissance mutuelle: E tre reconnu patient/soignant dans sa singularité

Dès les débuts de son exposé, Ricœur relève que la reconnaissance mutuelle est le moment hégélien de l'Anerkunnung où l'individualisme possessif de Hobbes est dépassé. Dans, " la reconnaissance mutuelle s'achève le Parcours de la reconnaissance de soi-même " (Ricœur, 2005:294). Dans cette dernière étape du parcours, la reconnaissance prend la forme d'une lutte. On peut parler à ce niveau de lutte pour la reconnaissance. À partir d'une lecture actualisée de Hegel par Honneth, Ricœur retient trois modèles de reconnaissance intersubjective: l'amour, le droit, et l'estime sociale.

Le premier niveau de lutte est la reconnaissance affective ou basée sur l'amour. C'est la reconnaissance telle que vue dans l'amitié, le lien conjugal ou familial. La reconnaissance juridique prend en compte la singularité des personnes et la validité des normes. Elle ajoute de ce fait " à la reconnaissance de soi en termes de capacité [...] les capacités nouvelles issues de la conjonction entre la validité universelle de la norme et la singularité des personnes " (Ricœur, 2005:309). À ce niveau, la visée de la reconnaissance est double: autrui et la norme. En ce qui concerne la norme, la reconnaissance va signifier " tenir pour valable, faire aveu de validité " (Ricœur, 2005:309). En ce qui concerne autrui, la reconnaissance va renvoyer à l'identification de chaque personne comme " libre et égale à tout autre " (Ricœur, 2005:309). Il y a à travers la reconnaissance juridique une " connexion entre l'élargissement de la sphère des droits reconnus aux personnes et l'enrichissement des capacités que ces sujets se reconnaissent. Cet élargissement et cet enrichissement sont le produit des luttes " (Ricœur, 2005:309-310). La reconnaissance juridique renvoie au respect de la singularité des personnes.

Le dernier modèle est celui de l'estime sociale. L'estime sociale est différente du respect de soi. La fonction de l'estime sociale est celle " de résumer toutes les modalités de la reconnaissance mutuelle qui excède la simple reconnaissance de l'égalité des droits entre sujets libres " (Ricœur, 2005:315). À ce niveau, la lutte pour la reconnaissance renvoie au refus de banalisation des différences au point de les rendre indifférentes. Pour que cette estime puisse être possible, il faut qu'il existe un horizon de valeurs communes propres aux sujets en question. C'est dans une certaine mesure la dimension axiologique de l'estime sociale ou mutuelle car " c'est aux mêmes valeurs, aux mêmes fins que les personnes individuelles mesurent chacune l'importance de leurs qualités propres pour la vie de l'autre " (Ricœur, 2005:316). Selon Contreras Tasso (2015:81): " [l]'estime sociale est la capacité toujours généreuse de regarder l'autre comme s'il était nous-mêmes, dans une sorte de complicité guidée par le respect qui nous permet de reconnaître son altérité ". La lutte pour la reconnaissance chez Ricœur est confrontée à la méconnaissance. C'est la raison pour laquelle cette marche pour la reconnaissance ne pourra jamais être achevée. La reconnaissance mutuelle peut se résumer ainsi: " une lutte entre la méconnaissance d'autrui en même temps qu'une lutte pour la reconnaissance de soi-même par les autres " (Ricœur, 2005:394).

La dernière étape d'un travail de reconnaissance dans la relation thérapeutique en suivant une lecture ricœurienne, peut être celle de faire entendre la singularité et la différence des protagonistes. Il sera question pour le soignant d'être respecté dans sa pratique soignante et de ne pas être seulement vu comme un pourvoyeur de soins. Avec les avancées de la science et de la technique dans le domaine biomédicale, les soignants sont de plus en plus victimes d'un immense malentendu car considérés comme des servants d'un art tout puissant, capable de résoudre tous les problèmes. Or la réalité nous montre qu'ils sont d'abord des humains fragiles et vulnérables; et cette vulnérabilité doit être prise en compte si l'on veut avoir une pratique soignante plus responsable. À cet égard, pour que le soignant puisse assumer pleinement son identité de soignant, il est nécessaire que ses droits soient respectés. Comme le patient, le soignant est un humain imparfait, disposant des droits inhérents au statut même de l'être humain tel que le droit au doute, à l'erreur et surtout le droit à la fatigue. La vulnérabilité du soignant est d'être exposée à la souffrance du malade d'une part et, d'autre part, elle est causée par ses conditions de vie et de travail. L'amélioration des conditions de vie et de travail de ce dernier pourrait contribuer à une meilleure prise de conscience de son identité dans l'exercice de son art. La pandémie à coronavirus nous a rappelé à quel point, nous avons abandonné ces hommes et femmes qui se donnent corps et âme pour sauver des vies humaines. Et l'urgence de mettre sur pied des programmes solides pour la protection de leur santé ainsi que des conditions de travail décentes et saines s'est faite ressentie. Reconnaître le soignant dans sa singularité c'est, dans une certaine mesure, lui apporter la sécurité et l'hygiène sur son lieu de travail: conditions indispensables pour un travail décent et éléments fondamentaux de la dignité humaine.

Du côté du malade, la singularité s'apparente au fait de ne pas être considéré comme un objet de soins. Malgré la diminution de ses capacités, le malade doit être vu comme sujet de soins et traité comme une personne à part entière, capable de donner quand c'est possible son jugement; faire ses choix ou partager le sens qu'il veut donner à sa vie. Il veut faire valoir ses capacités. Prendre en compte la singularité du malade c'est refuser la standardisation ou l'objectivation dans le soin. C'est une lutte pour la reconnaissance de " l'humanité de l'autre souffrant " (Gueullette, 2008:349). Est en jeu ici l'estime de soi du patient. Dès le moment où le soignant dans la relation thérapeutique écoute le patient et lui donne la parole alors, celui-ci devient acteur de sa santé par la participation aux choix de l'offre de soins.

La lutte pour la reconnaissance que mène le patient peut renvoyer également au refus d'identification ou de réduction à sa maladie. Cette réduction s'exprime en ces termes: le covidé du 3e étage, le tuberculeux de la 304, le tuberculeux de la 201, le diabétique de la 101 setc. Sur le plan juridique, la lutte pour la reconnaissance peut faire allusion à la juridicisation (l'entrée des normes dans la pratique médicale) et à la judiciarisation (rôle du juge dans la pratique médicale) de la relation thérapeutique. Face à la méconnaissance, le malade peut faire recourt aux normes et à la législation pour être reconnu comme sujet de droit: le malade a des droits. Plusieurs pays industrialisés et développés ont un arsenal de lois qui garantissent les droits du malade dans la pratique soignante.

La lutte pour la reconnaissance est aussi lutte contre la méconnaissance; méconnaissance du malade qui refuse d'accepter la maladie ou alors qui ne se reconnaît plus à cause des changements qu'opère la maladie sur son être. La finalité de la lutte est celle de se reconnaître soi-même dans son être bouleversé, se reconnaître dans les transformations, les changements. Le travail du soignant à ce niveau pourra être celui de permettre au patient de faire le chemin qui le mènera à la reconnaissance de soi-même malgré ses capacités amoindries mais toujours présentes. C'est tout l'enjeu de la dialectique mêmeté et ipséité de Ricœur. Malgré la maladie et sa déchéance, le soignant fait toujours face à la même personne.

La méconnaissance est également celle de la dissymétrie dans la relation thérapeutique: dyssimétrie qui demeure malgré la relation réciproque. C'est dans la reconnaissance mutuelle que s'inscrit la réciprocité de la relation thérapeutique. La mutualité se vit dans le geste qui est plus fort que le mot, dans le sourire qu'adresse le malade à son soignant, dans le regard bienveillant, mais aussi dans le ''Merci docteur''. Dans la relation de soin, la reconnaissance mutuelle nous invite à considérer au-delà de l'offre de soins, l'humain en la personne du patient comme du soignant.

Au demeurant, cette herméneutique de la relation de soin à partir des réflexions de Ricoeur sur la reconnaissance nous donne de percevoir que les rapports entre patient et soignant sont très souvent polarisés par des attentes spécifiques, qui si elles ne sont pas satisfaites, peuvent contribuer à l'échec du protocole thérapeutique ou dégénérer des conflits. Ces attentes doiven être comprises dans une unique perspective à savoir: l'attente d'une reconnaissance intersubjective et mutuelle de leur singularité. Il s'agit d'être reconnu dans sa singularité avant d'être vu en vertu de son droit et de son rôle social. La reconnaissance est ce fond d'être qui caractérise en propre le soi: l'estime de soi. Elle renvoie d'une part, à l'idée d'être reconnu, et d'autre part, à l'idée de la gratitude. En effet, " [la] gratitude allège le poids de l'obligation de rendre et oriente celle-ci vers une générosité égale à celle qui a suscité le don initiale " (Ricœur, 2005:374). Dans la relation avec patient, le soignant reçoit de ce dernier une reconnaissance (gratitude) qui en retour, devient l'âme de la sympathie. Cette gratitude vient corriger la dissymétrie entre les deux. C'est à ce niveau que se trouve, à notre sens, l'originalité de la réciprocité dans la relation de soin chez Ricœur. Il ne s'agit pas de donner à l'identique pour rétablir l'égalité. Mais l'égalité dans la dissymétrie passe à travers la reconnaissance c'est-à-dire gratitude de l'autre souffrant à l'égard du soignant. La gratitude permet de préserver l'altérité de l'autre. Dans la gratitude, se joue la dialectique entre dissymétrie et mutualité. En dernière analyse, au sein du pouvoir agir diminué, il y a aussi la possibilité de donner et d'offrir. La relation de soin, en définitive, peut être perçue comme une reconnaissance de l'autre car la dialectique du soi-même et de l'autre qui n'est rien d'autre que la sollicitude, trouve son expression adéquate dans la catégorie de la reconnaissance.

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1Nous faisons allusion ici à tous ceux qui interviennent dans un processus de soins (médecins, infirmiers, sage-femme, aides-soignants, laborantin, brancardier, personnel paramédical, etc.)

2Nous nous référons aux soins dans toute leur globalité ou spécificité.

3Nous faisons allusions ici aux différents Ordres des professionnels de la santé.

Received: January 26, 2022; Accepted: March 04, 2022

Correspondencia. Ericbert Tambou Kamgue. Email: ericberttk@outlook.fr

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